Le monde 18-19 Février 2007

 

Les idoles féminines des gays

 

Depuis des décennies, le monde de la chanson féminine fournit son lot de figures à la communauté homosexuelle. De Dalida à Barbra Streisand, de Judy Garland à Sheila, elles sont nombreuses à être régulièrement citées comme références culturelles. Un soutien que l’ancienne idole des jeunes des années 1960 apprécie : « C’est un public aussi exigeant que fidèle, explique Sheila. Ce sont des gens qui aiment faire la fête. »

 

 

De Judy Garland à Marlene Dietrich, de Madonna à Dalida, en passant par Mylène Farmer et Kylie Minogue, la communauté homosexuelle revendique ces artistes comme références culturelles.

 

Ces chanteuses vénérées par les gays.

 

 

Le 20 février, à Paris, sur la scène de l’Olympia, le chanteur new-yorkais Rufus Wainwright rendra hommage à Judy Garland, actrice et chanteuse américaine morte en 1969, mais restée, en particulier aux Etats-Unis, une des icônes gay les plus célébrées.

 

Le monde de la chanson féminine fournit depuis longtemps son lot de figures au panthéon intime de l’homosexualité masculine. De Marlene Dietrich à Madonna, de Dalida à Mylène Farmer, en passant par Barbara, Kylie Minogue, Barbra Streisand ou Sheila, elles sont nombreuses à être régulièrement citées ou revendiquées comme références culturelles de la communauté gay.

Est-ce céder aux stéréotypes que de chercher comment et pourquoi une artiste rassemble des fans en partie identifiés selon leurs préférences sexuelles ? La question fait débat sur les forums d’Internet.

Celui de gayland.com s’interroge : « Les gays aiment Mylène Farmer ? », avec prises de bec entre fans et détracteurs de la chanteuse ; le site etalors?.com (une autre vision du monde gay et lesbien) demande, lui, « La communauté homo est-elle stéréotypée en musique ? »

Certains en profitent pour dénoncer les clichés et multiplier les contre-exemples (« Pas besoin d’être gay pour aimer Madonna », « On peut être gay et détester Sheila »), d’autres détectent là les effets pervers du communautarisme (« Je vois ça comme du conformisme par rapport aux autres homos ou un moyen de s’affirmer en tant que tel ») ou constatent la réalité de ces coups de coeur (« Quand une artiste chante avec des paroles qui pourraient s’assimiler à la vie d’homosexuels, c’est normal que les homos s’y retrouvent »).

Si les chanteuses attirent plus que les chanteurs, estime Serge Hureau, directeur du Hall de la chanson, artiste et ancien militant du FAHR (Front d’action homosexuel révolutionnaire) au début des années 1970, c’est, en particulier, à cause du « plaisir d’entendre des mots d’amour adressés à des hommes. La chanson permet le polymorphisme du désir ». « Ces chanteuses cristallisent, parfois dès l’enfance, notre part de féminité, à un moment où nous ne savons pas encore exprimer cela consciemment », suggère Pierre Fageolle, journaliste à Femme actuelle, qui, pour le magazine Idol, avait réalisé une CD compilation, Nos meilleures copines, sur le thème des icônes gay.

Pour qu’une chanteuse soit consacrée « diva homo », l’identification par les mots s’accompagne en général d’une stylisation extrême de l’apparence. « La question du sexe se joue aussi sur le vêtement, constate Serge Hureau, sur des artifices, sur un masque que l’on peut s’approprier, au besoin jusqu’au travestissement. » Ce jeu peut porter vers l’androgynie – comme le look de garçonne de Barbara, ou les smokings portés, en son temps, par Marlene Dietrich.

Il met surtout en scène une féminité exacerbée, à la façon des meneuses de revue du music-hall. Comme au temps de Mistinguett et de ses « boys », des artistes telles Mylène Farmer, Mireille Mathieu, Dalida, Sylvie Vartan ou Kylie Minogue (dont les robes ont l’honneur d’une exposition, jusqu’au 10 juin, au Victoria and Albert Museum, à Londres) ont manipulé parures, maquillage, chevelure, chorégraphies comme on joue à la poupée.

Showgirl hors pair, Madonna a poussé l’art de la métamorphose jusqu’au transformisme, souvent aidée de son ami, le couturier Jean Paul Gaultier. De cette relation particulière avec le public homosexuel, Madonna a dit un jour : « Je crois que l’une des raisons pour lesquelles la culture gay accepte plus facilement les femmes fortes et les divas est que la tension sexuelle a disparu. Le côté “cul” n’existe pas, si bien que les gays ne traitent avec les femmes que sur un plan intellectuel et émotionnel. » Le destin et la personnalité de ces « reines »offrent d’autres occasions de se rapprocher d’elles. Rarement des jeunettes, ces divas – lyriques comme Maria Callas ou de la chanson populaire – ont affirmé leur indépendance, au prix parfois de la solitude ou d’une vie amoureuse chaotique.

« Le choix des homos se porte souvent vers des femmes phalliques, observe Serge Hureau, des vestales qui peuvent être à la fois maternelles et d’une autorité qui conteste le patriarcat. Leur solitude, leurs blessures entrent aussi en résonance avec une expérience homosexuelle qui connaît cette souffrance. »

Ce mal de vivre, ces fêlures, ces chanteuses savent, là encore, les styliser. On pense aux vêtements noirs de Barbara qui savait mêler deuil intime et rayonnement scénique, ou à la façon dont Mylène Farmer exploite des thèmes comme l’enfance perdue, l’obsession morbide ou l’ambiguïté sexuelle.

Comme chez Judy Garland, drame et glamour peuvent faire bon ménage. L’exemple le plus révélateur serait, en France, celui de Dalida, vamp et madone à la voix grave et aux épaules carrées, morte suicidée, le 3 mai 1987. « Dalida est l’incarnation des fantasmes du public gay, de la femme qu’il voudrait être, à la fois glamour, forte, fragile », assure Orlando, frère et légataire universel de la chanteuse. « Ce public s’est rapproché d’elle une première fois en 1967, après son premier suicide, elle était alors une madone aux grandes chansons tragiques. Puis une seconde fois, dans les années 1970, quand elle est devenue une vamp disco. »

Grâce aux remix techno de ses chansons, produits par son frère après sa mort, Dalida a renouvelé son contingent de fans dans la communauté gay. Elle demeure un must des DJ, par exemple dans des lieux de fêtes parisiens comme le Tango ou la Nuit des Follivores, et Orlando reste actif – huit DVD sortiront en mars, et une grande exposition Dalida aura lieu, en mai, à la mairie de Paris.

Les pistes de danse ont souvent adoubé de nouvelles icônes. Dans les années 1970, la vogue du disco a correspondu à l’épanouissement d’une culture gay sortant de la clandestinité, pour revendiquer un hédonisme proportionnel à ce qu’avait été ses frustrations. Amanda Lear, Donna Summer… les « disco queen » se multiplieront. Le virage disco pris par Sheila, à la fin des années 1970, transformera ainsi une partie de son public. « Avant cela, j’étais la chanteuse des familles », analyse Sheila.

« Avec le disco, la frange gay de mon public s’est brusquement agrandie. Mais c’est à la fin des années 1980 et surtout lors de mon retour en 1998, que je m’en suis aperçue. Ce public constituait soudain 80 % de la salle de concert ! »

Un soutien que Sheila – dont on vient de rééditer les albums en intégrale – apprécie. « C’est un public aussi exigeant que fidèle. Ce sont des gens qui aiment faire la fête, qui n’ont pas peur de se lâcher. Ils entraînent tout le monde. Si je peux continuer à faire ce métier, c’est en grande partie grâce à eux. » Chantal Goya, remixée et fêtée régulièrement par un public masculin attaché à ses souvenirs d’enfance, pourrait en dire autant. Cette proximité entre vedettes féminines et public homosexuel tisse des liens extra-musicaux, spécialement depuis les ravages de l’épidémie de sida. Sheila, comme Madonna, Barbara, Line Renaud ou de nombreuses autres, se sont impliquées dans la lutte contre ce fléau, renforçant encore l’affection qu’on leur porte. Au contraire d’une Donna Summer qui, dans les années 1980, avait eu la bêtise de parler du sida comme d’une « punition divine ». La communauté gay se détourna de sa diva, qui, commercialement, ne s’en remit jamais.

Stéphane Davet